Par Isabelle Hanne, correspondante à New York et Aude Massiot, envoyée spéciale à Bonn
L’administration Trump, en retrait de l’accord de Paris et soutien des énergies fossiles, fait figure d’indésirable à la conférence de Bonn sur le climat. Les Américains engagés contre le réchauffement tentent de faire contrepoids.
«Vous voulez faire un karaoké ?» C’est tout ce qu’a trouvé à dire un représentant de la Maison Blanche quand le premier colloque de la délégation américaine, organisé lundi à la 23e Conférence de l’ONU sur le climat à Bonn, a été interrompu par des dizaines de militants chantant une version détournée de Proud To Be an American. Le thème de cet événement mené par l’administration Trump ?
La nécessité de miser sur les énergies fossiles et sur le nucléaire pour limiter le changement climatique. Une provocation : l’industrie des énergies fossiles est le principal émetteur de gaz à effet de serre (GES) dans le monde. «Promouvoir le charbon à un sommet sur le climat est comme soutenir le tabac à une conférence sur le cancer», a commenté Michael Bloomberg, ex-maire de New York, grand opposant à Trump et envoyé spécial des Nations unies pour les villes et le changement climatique.
Depuis un an et l’élection du milliardaire en pleine COP 22 au Maroc, les Etats-Unis sont «the elephant in the room», le sujet dont tout le monde évite de parler dans les négociations climat de l’ONU. Trump a mis ses menaces de campagne à exécution le 1er juin, quand il a annoncé sa décision, pour «protéger les intérêts américains», de sortir de l’accord de Paris sur le climat, entré en vigueur en novembre 2016, et dans lequel les Etats se sont engagés à limiter la hausse des températures mondiales «bien en dessous de 2 °C» par rapport à l’époque préindustrielle. Difficile d’ignorer l’isolement des Etats-Unis, deuxième pollueur après la Chine, dans l’arène de la COP 23 à Bonn.
Isolement
D’autant que le 7 novembre, la Syrie a annoncé qu’elle allait finalement signer l’accord de Paris. Les Etats-Unis seront donc seuls face aux 196 signataires quand ils sortiront du traité - pas avant 2020, conséquence de détails techniques prévus par le texte. «Si le gouvernement syrien s’intéressait autant à ce qui circule dans l’air, alors il ne gazerait pas son propre peuple», a lâché la porte-parole du département d’Etat, Heather Nauert.
A Bonn, l’isolement de l’administration Trump s’entend dans les discours et se voit. Comme ces igloos gonflables, choisis ironiquement par la délégation de 2 500 représentants d’Etats, de villes, d’entreprises et d’ONG américaines venue clamer «we are still in» («nous sommes toujours dans l’accord de Paris»). L’ancient vice-président et Prix Nobel de la Paix Al Gore a même assuré, samedi, que les Etats-Unis pourraient réintégrer rapidement l’accord, une fois qu’ils auront changé de président (si c’est le cas) en 2020.
Un groupe de sénateurs et de gouverneurs démocrates a aussi fait le déplacement, n’hésitant pas à négocier directement avec des gouvernements étrangers, histoire de court-circuiter le département d’Etat, qui représente officiellement les Etats-Unis. Ainsi, juste avant le début de la conférence de la Maison Blanche sur les énergies fossiles, lundi, Jay Inslee, le gouverneur de l’Etat de Washington, et Kate Brown, gouverneure de l’Oregon, ont lancé aux journalistes présents dans la salle : «Peu importe à quel point Donald Trump tweete, il peut s’y arracher les doigts, il ne nous arrêtera pas. Aux Etats-Unis, ce sont les Etats qui dirigent.»
Quinze d’entre eux, ligués dans l’«America’s Pledge», une initiative lancée la semaine dernière par le gouverneur de Californie, Jerry Brown, et Michael Bloomberg pour atteindre les objectifs des Etats-Unis prévus par l’accord de Paris, pèsent à eux seuls 40 % de l’économie américaine. Lundi, cette «contre-délégation» a annoncé ouvrir un dialogue avec le Canada et le Mexique, qui se poursuivra au sommet sur le climat organisé en septembre 2018 en Californie.
«Il y a deux Amérique ici, résume Laurence Tubiana, une des chevilles ouvrières de l’accord de Paris et désormais présidente de la Fondation européenne pour le climat. Dans les négociations, personne ne prête attention au nuage américain qui plane sur la COP. Ils sont vraiment isolés dans le processus de discussions, sans que cela ait créé de drames.» L’administration américaine se retrouve dans une position pour le moins ambiguë : devoir discuter des termes de mise en place d’un traité (calendrier, transparence, contrôle…), après lui avoir tourné le dos. Le tout alors que plusieurs régions du pays ont été frappées par des événements climatiques extrêmes : sécheresses, incendies, ouragans.
Comme le souligne Andrew Light, ancien conseiller sur le changement climatique auprès du département d’Etat sous Obama, aujourd’hui au think tank World Resources Institute, les Etats-Unis ne se contentent pas de faire de la figuration à Bonn. «Dans une lettre adressée cet été à la convention sur le climat des Nations unies, les Etats-Unis ont rappelé qu’ils comptaient être assis à la table des négociations, confie-t-il. Ils ont exprimé leur volonté de fonctionner comme une "partie" normale.» La position américaine ne devrait cependant «pas trop altérer les discussions», assure-t-il. «Cette COP est très technique, les négociateurs vont surtout plancher sur les notions de transparence ou du point d’étape global [les moments où les parties doivent revoir à la hausse leurs objectifs de réduction d’émissions de GES, et évaluer les efforts déjà fournis, ndlr], ce seront des points techniques à décider, et pas des décisions à prendre.»
«Canular»
«Qu’ils soient dans l’accord de Paris ou qu’ils en sortent, les Américains aident beaucoup au processus de négociation, avance à Libération un membre de la délégation de l’Arabie Saoudite, grand allié de l’administration Trump et boulet traditionnel des négociations. C’est important de les voir investis d’une manière ou d’une autre…» Mohamed Adow, conseiller sur le climat pour l’ONG britannique Christian Aid, relativise cette vision :
«Les Américains se conduisent bien dans certains groupes de travail, mais dans d’autres, notamment sur le financement des pertes et dommages [les conséquences irrémédiables du réchauffement] et l’adaptation pour les Etats vulnérables, ils ont adopté une ligne très dure qui commence à énerver certains pays.» Une position qui, d’un autre côté, arrange certaines puissances occidentales. «Les pays développés se cachent derrière les Etats-Unis pour ne pas prendre d’initiatives, souffle Alden Meyer, de l’association américaine Union of Concerned Scientists. Quand les pays devront revoir leurs engagements pour 2020, on verra vraiment ceux qui profitent de l’irresponsabilité de Trump pour ne pas agir.»
Certains observateurs ont tout de même trouvé un motif d’espoir pour les Etats-Unis dans cette COP 23 : la délégation américaine est dirigée par le diplomate Thomas Shannon, nommé par Barack Obama ambassadeur au Brésil, puis conseiller au département d’Etat de l’administration précédente. En 2015, Shannon avait dit du changement climatique qu’il s’agissait d’«un des grands défis du monde».
En 2016, dans une interview donnée à la presse indienne, il avait appelé les pays asiatiques qui ne l’avaient pas encore fait à ratifier rapidement l’accord de Paris. Mais l’administration que Shannon représente aujourd’hui a une vision diamétralement opposée à la précédente sur le changement climatique. A maintes reprises, le président américain, climatosceptique revendiqué, a mis en scène ses doutes sur l’origine humaine du réchauffement - quand il n’a pas simplement jugé qu’il s’agissait d’un «canular inventé par les Chinois» pour nuire à l’industrie américaine.
S’il a tenté de convaincre Trump de ne pas sortir de l’accord de Paris, le secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, ex-PDG d’ExxonMobil, affirmait à tort, lors de son audience de confirmation au Sénat en janvier, que la capacité des scientifiques à prévoir les effets de la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère était «très limitée».
«Manipulation»
Plus dommageable que la frilosité, ou l’inaction des Américains à la COP 23, «il faut plutôt s’inquiéter du fait que Trump n’a toujours pas de conseiller scientifique, que de nombreux postes n’ont pas été attribués au département d’Etat et dans l’Agence de protection de l’environnement, et du démantèlement des réglementations prises sous l’ère Obama, comme le "Clean Power Plan", pour faire baisser les émissions de gaz à effet de serre», énumère Andrew Light.
Pire, le site ClimateHomeNews vient de révéler l’existence d’une proposition présentée mardi à la COP par la délégation ukrainienne, qui aurait été encouragée par les Etats-Unis. Elle prévoit de donner aux entreprises énergétiques, œuvrant notamment dans les énergies fossiles, un rôle de supervision dans l’application de l’accord de Paris. Rien de moins…
«Cette proposition est unique dans l’histoire des Nations unies, raconte Jesse Bragg de l’ONG Corporate Accountability. Elle permettrait à des industriels d’intégrer les plus hauts niveaux de dialogue et de mise en place d’un accord onusien.» Et ce, alors qu’une étude du Global Carbon Project, publiée lundi, prévoit une augmentation des émissions de gaz à effet de serre de 2 % en 2017, après trois ans de stagnation.
Le gouverneur de Californie, Jerry Brown, qui sillonne les couloirs de la COP, s’est imposé comme un des leaders politiques américains dans la lutte contre le changement climatique. Avec son PIB, la Californie est la 6e puissance mondiale et constitue un adversaire de taille face à Washington sur la question du climat. «Si nous voulons survivre et protéger notre planète, nous devons radicalement changer notre système de production, clame-t-il. C’est un dur combat, où on fait face à la manipulation politique, où les entreprises des énergies fossiles font tout ce qu’elles peuvent pour contrer nos efforts. Nos ennemis sont puissants. Mais nous sommes ici pour créer de l’enthousiasme, pour lutter contre l’inertie.»