Libération (França) – Glyphosate: en Argentine, «une école rurale, c’est une école fumigée»
Au nord de Buenos Aires, une institutrice a remporté sa bataille judiciaire, enclenchée après qu’un épandage de l’herbicide, massivement utilisé dans le pays, a rendu malades ses élèves.
Plantée en bordure d’un chemin de campagne et entourée de champs prospères, la petite école de Santa Anita, avec ses murs blancs et son toit de tôles ondulées, ressemble à chacune des 700 écoles rurales de la province d’Entre Ríos, située dans le nord–est de l’Argentine, en plein cœur de la pampa humide. Elle présente un visage bucolique: le blanc des blouses contre le vert des cultures sur le point d’être récoltées, un drapeau argentin flottant mollement dans le ciel azur. Sauf qu’ici, «une école rurale, c’est une école fumigée», assène Mariela Leiva, l’ancienne institutrice. On ravale nos images d’Epinal.
Sur les 31 millions d’hectares cultivés en Argentine, 23,8 sont accaparés par du soja, du maïs et du coton transgéniques, par définition avides de glyphosate, cet herbicide qui annihile tout sur son passage, sauf la plante spécialement conçue pour lui résister (lire Libération du 25 octobre). L’Argentine en déverse plus de 250 millions de litres par an. Avec 6,2 litres par habitant, c’est le plus gros consommateur au monde. En comparaison, l’autre grand pays du transgénique, les Etats–Unis, «plafonne» à 0,42 litre par habitant.
Nausées
La loi est censée protéger les populations rurales, les plus exposées aux agrotoxiques: elle interdit l’épandage par avion à moins de 3 000 m de la limite des villages. Mais pour les habitations et autres constructions isolées au milieu des champs, comme les écoles rurales, cette limite passe à 50 mètres et ne prend pas en compte la dérive possible entraînée par le vent. Les habitants concernés doivent en outre être prévenus quarante–huit heures à l’avance. Une législation bien faible qui, la plupart du temps, n’est pas respectée.
Le 4 décembre 2014, Mariela Leiva faisait cours à ses cinq élèves, âgés de 5 à 12 ans. Il faisait chaud, les fenêtres étaient grandes ouvertes et, dans la cour, le drapeau battait vigoureusement en direction de l’école – il faisait grand vent. C’est Chavito, l’élève le plus turbulent, qui a vu l’avion le premier. Le petit appareil a déversé sur le champ d’en face une première cargaison de glyphosate, 500 litres. Deux autres ont suivi. «J’ai immédiatement fermé toutes les fenêtres et je suis sortie pour prendre des photos et filmer l’avion. Je savais que ce n’était pas légal et je voulais des preuves», raconte Mariela Leiva.
Quand elle revient dans sa classe quelques minutes plus tard, Julieta, 11 ans, a déjà vomi, Melina, 10 ans, et Lourdes, 11 ans, ne tardent pas à en faire autant. Les enfants, témoigne–t–elle, sont affalés sur leurs pupitres. En plus des nausées, ils se plaignent de forts maux de tête, de crampes d’estomac. «J’ai été saisie d’effroi, d’un grand sentiment d’impuissance», ajoute l’institutrice. Les enfants sont évacués par ambulance et les parents prévenus. L’un d’eux tance Mariela Leiva : «Ce n’est rien, n’en faites pas tout un pataquès.» C’est un ami proche du propriétaire du champ fumigé. «Les parents sont tous des travailleurs agricoles. Alors forcément la pression était grande pour se taire. Mais moi, je savais que c’était grave, que ça arrivait souvent mais que personne ne disait rien. J’ai décidé que ce serait ma mission.»
Mariela Leiva appelle Roberto Lescano, le médecin du village de Basavilbaso, situé à 25 km. Il fait partie de l’Association citoyenne environnementale, et depuis plus de dix ans il se bat pour prouver les dommages que produisent les agrotoxiques, dont le glyphosate, sur la santé des habitants. «En arrivant sur place, indique le médecin, j’ai compris que ce cas était emblématique de notre situation d’empoisonnement généralisé. Mariela a réagi tout de suite, contrairement aux autres cas auxquels j’ai été confronté. Elle était mue d’une obligation de se battre. Désormais, on pourra peut–être enfin arriver à quelque chose.»
Une demi–heure après la fin de l’application, le glyphosate est encore présent dans l’air. Un élève est pris de démangeaisons et Mariela Leiva voit son visage se couvrir de plaques et de boutons rouges. Ils contactent Mario Arcusín, l’avocat pénaliste de Basavilbaso, et portent plainte contre le propriétaire du champ, le directeur de l’entreprise de fumigation et l’aviateur. C’est le début d’une lutte de trois ans. La démarche est loin d’être évidente. «A Basavilbaso, 90 % de la population vit de l’agriculture, directement ou indirectement», explique Arcusín, qui vit à quelques mètres de silos à grains. «Ma mère et mon oncle sont cultivateurs, ajoute Mariela Leiva. Ils ne comprennent toujours pas ma démarche, ils sont dans un déni total.»
Car le soja est une manne en Argentine : 3,5 milliards de dollars (3 milliards d’euros) en 2016. Et Basavilbaso en a sa part. Le village est cossu, les camionnettes 4 × 4 qui circulent le long de ses jolies rues bordées de palmiers sont pour la plupart flambant neuves. Le pouvoir qui découle des cultures transgéniques est économique et politique.
Le candidat à la députation, Atilio Benedetti (Cambiemos, parti du président Macri), dont les affiches de campagne sont omniprésentes dans la ville, est propriétaire de 15 000 hectares de soja. Le 22 octobre, il a été élu dans un fauteuil. Le maire de Basavilbaso, Gustavo Hein (du même parti), est, lui, directeur d’une entreprise de fumigation. «Si notre plainte a prospéré et a donné lieu à un procès, c’est évidemment grâce à la volonté d’acier de Mariela, à la bonne prédisposition du procureur et à la pression médiatique, analyse Me Arcusín. Et au fait qu’on est allés très vite. Mais surtout, c’est grâce au sentiment d’impunité énorme des accusés. Jamais ils n’ont imaginé être en danger, ils n’ont même pas jugé nécessaire d’activer leurs mécanismes de pression auprès de nous, de la justice ou des médias.»
Le candidat à la députation, Atilio Benedetti (Cambiemos, parti du président Macri), dont les affiches de campagne sont omniprésentes dans la ville, est propriétaire de 15 000 hectares de soja. Le 22 octobre, il a été élu dans un fauteuil. Le maire de Basavilbaso, Gustavo Hein (du même parti), est, lui, directeur d’une entreprise de fumigation. «Si notre plainte a prospéré et a donné lieu à un procès, c’est évidemment grâce à la volonté d’acier de Mariela, à la bonne prédisposition du procureur et à la pression médiatique, analyse Me Arcusín. Et au fait qu’on est allés très vite. Mais surtout, c’est grâce au sentiment d’impunité énorme des accusés. Jamais ils n’ont imaginé être en danger, ils n’ont même pas jugé nécessaire d’activer leurs mécanismes de pression auprès de nous, de la justice ou des médias.»
«Goguenards»
Pourtant, la liste des infractions à la loi est longue : en plus de la pulvérisation illégale, la société de fumigation n’avait pas de licence et l’avion n’était pas officiellement habilité pour cette tâche. «Cependant, le jour du jugement, renchérit Mariela Leiva, ils sont arrivés, goguenards, saluant leurs amis assis aux premiers rangs de la salle de tribunal, comme s’ils étaient la reine d’Angleterre.
Nous, nous étions assis tout au fond et je n’en menais pas large.» Le jugement rendu le 2 octobre est historique : condamnation pour contamination écologique par négligence et pour lésions légères par négligence, assortie d’une peine de dix–huit mois de prison avec sursis pour les trois prévenus. «Elle peut sembler légère, mais marque un précédent historique en Argentine», analyse l’avocat. D’autres écoles rurales ont depuis porté plainte pour des faits similaires. Les langues commencent à se délier.
Nous, nous étions assis tout au fond et je n’en menais pas large.» Le jugement rendu le 2 octobre est historique : condamnation pour contamination écologique par négligence et pour lésions légères par négligence, assortie d’une peine de dix–huit mois de prison avec sursis pour les trois prévenus. «Elle peut sembler légère, mais marque un précédent historique en Argentine», analyse l’avocat. D’autres écoles rurales ont depuis porté plainte pour des faits similaires. Les langues commencent à se délier.
Par Mathilde Guillaume, envoyée spéciale à Basavilbaso (Argentine)
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